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La déambulation : une danse qui s'ignore ?

  • serazincassandre
  • 6 nov. 2020
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 17 sept. 2021

Cassandre SERAZIN

psychologue clinicienne, psychothérapeute, art-thérapeute

En 2020, les personnes âgées d’au moins 65 ans représentent 20,5 % de la population, soit une progression de 4,7 points en vingt ans (INSEE, 2020). Et on estime en France, en 2019, que plus d’un million de personnes est touché par la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées, environ 160 000 personnes sont traitées pour la maladie de Parkinson et environ 2300 nouveaux cas par an de maladies du motoneurone, dont la principale est la sclérose latérale amyotrophique (SLA) (Santé Publique France, 2020). Avec le vieillissement de la population et l'augmentation du pourcentage de personnes souffrant de maladies neurodégénératives, la prise en charge des personnes âgées dépendantes constitue un enjeu sociétal majeur.


Parmi les différentes manifestations symptomatiques dues à ces troubles, ayant des retentissement sur les interactions et les comportements, on trouve la déambulation.


Quels enjeux ?

La déambulation ou errance est souvent mal tolérée par l'institution, car les allées et venues incessantes d'un malade désorienté dans son espace de vie sont à l'origine de bon nombre de risques (chutes, épuisement, dénutrition, etc.).


Confrontée à des difficultés quand à la prise en charge de ces patients, l'institution est souvent contrainte d'utiliser la contention et l'isolement comme moyen de garantir à ces patients une sécurité physique. Cependant, ces méthodes ont des répercussions sur les troubles du patient entraînant bien souvent de l'agressivité ou de l'anxiété.


Face aux limites de la prise en charge médicamenteuse sur ces problématiques, de plus en plus d’attention est portée aux interventions non-médicamenteuses dans le traitement des symptômes psycho-comportementaux et l’amélioration de la qualité de vie.


Quelles solutions ?

L'art-thérapie offre des possibilités encourageantes dans la prise en charge de ces symptômes. "Cliniquement le travail psychique du dément bute sur des écueils, l'obligeant compulsivement à abandonner les voies communes de la parole et du discours" (Quaderi, 2009). Des prises en charge alternatives sont dès lors à envisager, et le fort désir de ces patients d'être animé, de gesticuler, de déambuler présente d'emblée des potentialités prometteuses dans l'utilisation de la danse comme levier thérapeutique. Pour venir questionner les modalités nécessaires à l'obtention d'effets bénéfiques, j'ai mis en place un dispositif de thérapie par la danse au sein de plusieurs EHPAD, permettant d'établir, à partir du suivi et de l'analyse clinique de l'ensemble des patients rencontrés, des similitudes. Cependant, pour une validation scientifique de cette étude, il serait nécessaire d'étendre ce dispositif à grande échelle.


Pourquoi la danse ?

De par leur génération et leur culture, les personnes souffrant de maladies neurodégénératives associent la danse à l'esprit des bals : moment d'interaction et de rencontre. L'objectif étant au sein de ces ateliers, de faire appel à leur mémoire émotionnelle à ce sujet. En effet, "le dément ne se souvient pas tout seul, la présence d’un autre semble s’imposer pour qu’un souvenir (aussi mince et fragile soit-il) puisse se manifester. Conjointement à l’agitation et à la présence du clinicien, les souvenirs du dément dépendent du contexte dans lequel ils se produisent" (Quaderi, 2009). D'autre part, la danse permet un travail thérapeutique axé sur le rapport à l'environnement faisant défaut dans les maladies neurodégénératives. En effet, "quand un accident ou une maladie inattendue vient abîmer le corps, c’est le rapport au monde en son entier qui est altéré, et pas seulement le corps" (Le Breton, 2017) et cette perception altérée qu'a le patient dément de son environnement est à l'origine de son isolement et de ses difficultés à entrer en lien. De même, la danse permet de travailler le rapport au corps en évaluant aussi bien les difficultés que les possibilités et en permettant de repérer et pallier les déficiences sensorielles, symptômes très présent dans les pathologies du grand-âge.

Pourquoi la déambulation est bien plus qu'un trouble ?

Chez la personne âgée souffrant de démence, certains des réflexes archaïques peuvent réapparaître par un processus appelé "le relâchement frontal". Parmi eux, on trouve la marche automatique. Si nous considérons cette errance, au-delà du trouble du sujet âgé déambulant, au delà des allers-retours qui nous apparaissent comme sans but ou désorientés, nous pouvons observer qu'il n'est pas rare que cette marche soit en fait un chemin emprunté durant lequel le patient entrera en interaction avec son environnement ou ceux qu'il croise. Dans cette démarche, "l'important n'est pas le but mais le chemin" et celui-ci nous donne des informations primordiales dans la compréhension du patient.


D'autre part, en reprenant les idées avancées par le photographe Depardon (2005) dans l'étude de cette question, "je pense que l'errant voit bien les choses, il n'a pas perdu la raison, il est dans une autre raison. L'errant est très conscient". Il peut s'agir d'une quête "d'un lieu acceptable" pour le patient qui erre au sein de son environnement Dès lors, la déambulation est bien plus qu'un simple trouble, elle a un véritable rôle dans l'expression de l'état du patient.


Quelles explications ?

Nombreuses sont les études qui prouvent que le mouvement du corps et notamment la marche empêche l'esprit de tourner en rond, qu'elle réduit les ruminations et augmente le bien-être général. D'un point de vue neurocognitif, on sait que la marche induit des ressentis émotionnels agréables : en effet, la dopamine est le neurotransmetteur à la fois du plaisir et de la coordination motrice (Perry, 2020). De plus, sur les mêmes principes que la cohérence cardiaque (Cungi, 2009), en portant notre attention sur la sensorialité et la respiration, elle apporte une régulation émotionnelle.

D'autre part, il existe un possible lien entre la marche et le cheminement de pensées. Sur cette question, Montaigne écrivit "mes pensées dorment, si je les assis ; mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent" et Nietzsche "les grandes pensées ne viennent qu'en marchant". S'il paraît évident que toute promenade n'est pas nécessairement philosophique, cela donne quand même matière à s'interroger : Quand je marche, qui de mon corps ou de ma pensée chemine le plus ?


Comment ça fonctionne ?

En proposant au sein de ce dispositif d'ateliers, un cadre permettant aux patients de se mouvoir en toute liberté dans la déambulation, favorisant leur autonomie, leur permettant de s'exprimer selon leur singularité et d'explorer le mouvement, la danse a pour objectif de leur donner le pouvoir de dépasser pour un temps leur situation pathogène. Il est fréquent que le patient ne vive son corps qu'à travers la douleur, la maladie et la perte, en ne pensant plus à ses potentialités, car ''ce corps est le plus souvent réduit à des incapacités, que l’on assiste, porte, manipule, regarde ou touche souvent uniquement médicalement" (Agthe Diserens, 2016). La déambulation n'est pas seulement abordée comme un trouble du comportement mais comme une nécessité de mouvement, une envie d'exploration, un besoin d'aller et venir. ''L'entrée en mouvement permet une réappropriation de son espace [...] alors que la personne collait avec sa souffrance et sa pathologie jusqu'à s'y résumer" (Klein, 2011) et par l'intentionnalité du patient, s'il y est attentif, peut s'inscrire dans une démarche d'apprentissage et de construction au sein son expérience vécue (Morais, 2013).


Quels résultats ?

La prise en charge de la déambulation par la thérapie par la danse chez les patients souffrant de troubles neurodégénératifs a démontré de nombreux effets bénéfiques.

D'un point de vue psycho-comportemental, elle favorise la décharge des tensions corporelles, la préservation des capacités motrices (Rosano, 2020), le stimulation de l'appétit, l'amélioration de la qualité de sommeil (Davenne, 2015) et le plaisir de pouvoir se déplacer librement. Elle impacte aussi positivement l'estime de soi du patient (Murrock & Graor, 2014), en revalorisant ses capacités (Douka & al., 2019), en le décentrant de sa maladie, lui permettant ainsi d'extérioriser émotionnellement. La danse agissant sur les interaction avec l'environnement permet aussi de diminuer l'isolement des patients, de créer du lien et du relationnel. D'un point de vue plus institutionnel, cet espace d'atelier permet d'évaluer l'évolution des capacités psychomotrices (Hackney & Earhart, 2009), des douleurs, de la thymie (Kiepe & al., 2012), des déficiences sensorielles, de travailler l'équilibre (Borges & al. 2012) et ainsi de prévenir les chutes (Krampe & al., 2010).

Bibliographie :

  • Agthe Diserens, C. (2016). Le corps-désir… en dépit du handicap. Dans : Christine Delory-Momberger éd., Éprouver le corps: Corps appris, corps apprenant (p. 177-190). Toulouse : ERES.

  • Borges, E., Cader, S., Vale, R., Cruz, T., Carvalho, M., Pinto, F. & Dantas, E. (2012). The effect of ballroom dance on balance and functional autonomy among the isolated elderly. Archives of Gerontology and Geriatrics, 55(2), pp.492-496.

  • Cungi C. (2009). Cohérence cardiaque : Nouvelles techniques pour faire face au stress. Paris, éd. Retz.

  • Davenne, D. (2015). Activité physique et sommeil chez les seniors. Médecine du Sommeil, 12(4), pp.181-189.

  • Depardon, R. (2005). Errance. Paris : Seuil.

  • Douka, S, Zilidou, VI, Lilou, O, Manou, V. (2019). Traditional Dance Improves the Physical Fitness and Well-Being of the Elderly. Front Aging Neurosci. 11:75. Published 2019 Apr 5.

  • Fontaine, D. (2009). "Les dispositifs de prise en charge et d'accompagnement des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer et d'aide à leurs aidants familiaux", Gérontologie et société 2009/1 (vol. 32 / n° 128- 129), p. 225-241.

  • Hackney, M. and Earhart, G., (2009). Effects of dance on balance and gait in severe Parkinson disease: A case study. Disability and Rehabilitation, 32(8), pp.679-684.

  • Haute Autorité De Santé. (2005). Contention physique de la personne âgée. Saint-Denis La Plaine : HAS.

  • Haute Autorité De Santé. (2009). Maladie d'Alzheimer et maladies apparentées : prise en charge des troubles du comportement perturbateurs. Saint-Denis La Plaine : HAS.

  • Haute Autorité De Santé. (2016). L’accueil et l’accompagnement des personnes atteintes d’une maladie neuro-dégénérative en Unité d’hébergement renforcé. Saint-Denis La Plaine: HAS.

  • Insee.fr. (2020). Population Par Âge − Tableaux De L'économie Française | Insee. [online] Available at: <https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277619?sommaire=4318291> [Accessed 14 November 2020].

  • Klein, J-P. (2011). L'art-thérapie. Paris : Presses universitaires de France.

  • Kiepe, M., Stöckigt, B. and Keil, T. (2012). Effects of dance therapy and ballroom dances on physical and mental illnesses: A systematic review. The Arts in Psychotherapy, 39(5), pp.404-411.

  • Krampe, J., Rantz, M., Dowell, L., Schamp, R., Skubic, M. and Abbott, C. (2010). Dance-Based Therapy in a Program of All-inclusive Care for the Elderly. Nursing Administration Quarterly, 34(2), pp.156-161.

  • Le Breton, D. (2017). Le corps en abîme. Vertige de l’entre-deux. Dans : Simone Korff-Sausse éd., Handicap : une identité entre-deux (p. 45-60). Toulouse : ERES.

  • Ministère de la Santé de la Jeunesse et des Sports & Société Française de Gériatrie et Gérontologie. (2007). Les bonnes pratiques de soins en établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, p. 38-39.

  • Morais, S. (2016). Expérience du corps et création artistique. Dans : Christine Delory-Momberger éd., Éprouver le corps: Corps appris, corps apprenant (p. 227-238). Toulouse : ERES.

  • Murrock, C. J., & Graor, C. H. (2014). Effects of dance on depression, physical function, and disability in underserved adults. Journal of Aging and Physical Activity, 22(3), 380–385.

  • Perry, S. (2020). Dopamine And Movement. [online] Brainfacts.org. Available at: <https://www.brainfacts.org/Thinking-Sensing-and-Behaving/Movement/2015/Dopamine-and-Movement> [Accessed 19 November 2020].

  • Quaderi, A. (2009). Mémoire et souvenir dans la clinique du dément. Cliniques méditerranéennes, 79 (n°1), p.79-90.

  • Rosano, C. (2020). Improved Mobility In Frail Elders Linked To Gene Variant. [online] UPMC | Life Changing Medicine. Available at: <https://www.upmc.com/media/news/101220-Rosano-COMT> [Accessed 19 November 2020].

  • Santepubliquefrance.fr. (2020). Maladies Neurodégénératives. [online] Available at: <https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/maladies-neurodegeneratives> [Accessed 14 November 2020].

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